L’art est facile, la critique est difficile – Jean-Michel Ribes
Bibliothécaire de la Comédie-Française pendant trente ans, Jacqueline Razgonnikoff publie aux Éditions Artlys une anthologie de textes vivifiants dans lesquels les critiques s’interrogent sur leur engagement.
« Faire de la critique », qu’elle soit littéraire, artistique, musicale, dramatique, ou cinématographique, peut paraître une démarche totalement paradoxale, suscitant des interrogations : est-ce un métier, une vocation, un pensum ? S’agit-il pour le critique, comme le disent certains, de servir d’intermédiaire entre l’œuvre et le public, s’agit-il, comme l’affirment d’autres, de se chercher soi-même dans l’analyse des œuvres conçues par les artistes ? Est-ce une façon, de s’affirmer en tant que juge, ou n’est-ce qu’une manière de combler sa propre inertie à créer ? Peut-être aussi n’est-ce que la manifestation du plaisir que l’on a à partager les émotions artistiques ? Les critiques eux-mêmes, en s’interrogeant sur leur propre métier, n’en ont pas fini d’essayer de comprendre, et de déterminer les raisons de leur engagement…
…J’ai beaucoup feuilleté, beaucoup lu en diagonale, beaucoup pris de notes au cours de ma vie professionnelle et au cours de mes lectures de loisir. J’ai donc vagabondé tout autant dans cette branche dite « ingrate » et annexe de la littérature que dans les textes littéraires eux-mêmes. C’est lors de ces vagabondages que j’ai récolté une partie de ce que je vous propose de partager avec moi…
…De Diderot aux journalistes de notre époque, les opinions se répondent, se contredisent, se complètent, se combattent, se confirment. Au détour de leurs phrases, il est passionnant de débusquer la profonde sincérité des uns, la souffrance des autres, l’indulgence de ceux-ci, la cruauté de ceux-là…
Jacqueline Razgonnikoff
C’est une question intéressante, pour les critiques comme pour ceux qui « produisent » leurs propres projets artistiques, ainsi que pour les pédagogues. Il y a une réflexion intéressante de la part de Kant sur l’Art qui tourne à peu près autour de « sans règles, l’individu pourrait bien produire un objet (ou un moment) qui pourrait être considéré comme une folie originale, mais pas comme de l’art ».
Cela pose la question intéressante de l’insertion de la morale dans nos vies de vivants, notamment la question de la conduite et du comportement. C’est un thème de psychanalyse. Comment gère-t-on l’énergie vitale de projection sur notre environnement qui a été et est contrainte par des règles prescrites, sociales, culturelles et morales?
Ricoeur (voire « Ecrits et conférences: herméneutique 2 », ed. Seuil) questionne la morale en remettant sur la table la Règle d’Or: « tu ne feras pas à autrui ce que tu détesterais qu’il te soit fait ». Ainsi il ajoute ce principe: « parce qu’il y a la violence, il y a la morale ». Et cela parce qu’il y a la prise de conscience que celui qui dit « tu ne tueras pas » est aussi celui qui implore secrètement: « tu ne me tueras pas ».
Dès lors, si la violence est au départ la prise de conscience du mal que nos agissements énergiques et agressifs peuvent causer à autrui – par le fait notamment de relier à la souffrance d’autrui sa propre souffrance virtuelle -, elle devient aussi représentative de cette virtualité en tant qu’elle est réprouvée et contrainte, en même tant que l’impulsion qu’elle fait naître dans le corps même de l’individu. Il n’y a qu’à considérer la manière dont nous vivons avec notre environnement d’objets.
Un exemple simple, celui de la colère et du claquement de porte. Je suis en colère, il faut que je fasse sortir quelque chose, je claque la porte violemment. La question alors est: qu’est-ce qui m’a soulagé? L’acte physique exécuté par mon corps pour envoyer la porte s’abattre? ou bien le moment où la porte est venue signer la marge d’un objet que l’on s’accorde le droit de détruire?
On retrouve alors le sentier creusé par Kant, et un artiste fou et déréglé qui transgresse l’ordre des choses par abolition de la violence de la contrainte, dans un geste de transe ou de méditation, qu’est-il? Est-il encore l’artiste, ou est-il l’individu qui sort de lui-même?
C’est dans cet axe également que la consultation de la critique est importante. En-dehors du lien que le critique établit entre l’artiste et le public, il est également celui de l’artiste à lui-même dans le feu croisé d’un public et d’exigences artistiques.
C’est également le thème de « 8 1/2 » de Fellini. L’artiste, ici le réalisateur Guido Anselmi – mise en abîme de Fellini lui-même en graves difficultés personnelles et artistiques -, est dans un moment de crise où il peine à distinguer ce qui ressort de sa progression artistique en tant que bien commun et source de réflexion partagée sur le monde et la vie entre un individu et une collectivité d’individus, ou bien ce qui se retrouve inexorablement rappelé à l’ordre pragmatique de ses désordres intimes et de sa bouleversante perte de sens et de confiance en sa propre légitimité d’artiste et d’homme, d’être humain en rapport avec les autres et lui-même, les uns comme l’autre vulnérables et désireux d’être.
Quelle est ma place au sein de la collectivité? Quelles sont les règles à atteindre qui me permettront de faire entendre ce bouleversement intime comme un désir de partage et d’amour mutuel? Comment ne pas être rejeté dans mon désir de « faire bien »?
La préoccupation est plus qu’actuelle où les moyens d’accès à la pratique institutionnalisée d’une discipline artistique s’est démocratisée et commercialisée. Vers quelle voie aller? La voie intime de la recherche d’un équilibre et d’une justice légitime envers soi-même demandant à être aimé, ou bien la voie d’une réponse sociale temporaire et médiatisée par l’autre bien qu’un peu plus immédiatement accessible, car n’ayant pas à souffrir la vraie rencontre avec soi-même, la mise à nue et le danger de la remise en contact avec cela et ceux-là qui nous entourent?
Le rôle du critique est vital. Il peut dire: « je suis là pour prendre la température… vous avez la fièvre ». Et l’individu masqué a le droit de répondre: « non, je n’ai pas la fièvre, je suis un peu malade, mais ça va aller mieux ». Comme dans « 8 1/2 » alors, ce n’est pas tant dans une réponse immédiate qu’un travail important va éclore d’une sclérose, mais plutôt dans l’orgueil vulnérable qui va pousser l’artiste à vouloir s’en sortir solidaire avec son oeuvre, faire un avec son propre parcours, pour pouvoir garder la dignité de dire: « c’est moi qui ai parcouru mon chemin, et personne d’autre à ma place; néanmoins je vous remercie, car, contrairement à ce que j’aurais pu penser, vous n’avez pas plus été mon mur que je ne l’ai été ».
Pour conclure, Nietzsche enfin: pour atteindre le « surhomme », selon la terminologie nietzschéenne, l’homme qui cherche à s’élever est d’abord chameau, il est celui qui dit « je dois », qui supporte la morale; il est ensuite le lion qui dans la force de la volonté affronte le dragon des valeurs, il est celui qui dit « je veux »; c’est alors qu’en ayant refusé et détruit ces valeurs qui lui sont étrangères et violentes, il devient l’enfant qui crée ses propres valeurs pour lui-même, et passe chaque instant de son existence dans l’activité pleine de santé du jeu.
Ou encore, « je est un autre », « soi-même comme un autre ».
« Humain, trop humain »